Le Monde - Les universités belges sont saturées d’étudiants français

Anonyme • 3 avril 2019
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Médecine, beaux-arts, orthophonie, psychologie… les facultés, qui espèrent une aide financière de l’UE, gèrent l’urgence comme elles le peuvent.

Par Eric Nunès Publié hier à 14h24, mis à jour hier à 15h31

« Sans rire maintenant, qu’est-ce que vous êtes venus faire chez nous ? » interroge le chef Gueuselambix, lorsque débarque, dans son plat pays, une bande de Gaulois. La scène se déroule dans Astérix chez les Belges, publié en 1979. Quarante ans après la parution de l’album, les Belges posent la même question aux plus de 21 000 jeunes Français qui étudient aujourd’hui en Wallonie et à Bruxelles.

En médecine, dentaire, vétérinaire, orthophonie, beaux-arts, psychologie… Les étudiants français sont de plus en plus nombreux à investir les grandes écoles et les universités belges. Selon les derniers chiffres de l’Unesco, entre 2010 et 2015, leur nombre a bondi de 228 % dans les établissements de la Fédération Wallonie-Bruxelles.

Pour Auriane Marminat, 22 ans, étudiante en master d’orthophonie à l’Université libre de Bruxelles (ULB), faire ses études en Belgique n’était pas un premier choix, ni un deuxième… « Je suis ici à 1 000 km de ma famille », souligne cette jeune Provençale. Elle obtient son bac S avec une mention assez bien à Arles (Bouches-du-Rhône), suit ensuite une classe préparatoire à 3 000 euros pour pouvoir intégrer l’une des dix-huit écoles d’orthophonie françaises, et postule à neuf d’entre elles. Elle est recalée neuf fois…

En France, la sélection pour entrer dans un centre de formation en orthophonie (bac + 5) est drastique ; entre 5 et 10 % seulement des candidats y parviennent. A titre de comparaison, la sélectivité pour intégrer Sciences Po est de 21 %. Du coup, le nombre de places en première année d’études préparatoires au certificat de capacité d’orthophoniste est limité par un numerus clausus. Pour l’année 2018-2019, 874 places ont été ouvertes. « Dans ces conditions, les concours français ne cherchent pas à sélectionner les meilleurs », témoigne Laurine Slabolepszy, 21 ans, Valenciennoise, également en master d’orthophonie à l’ULB. « Les élus sont ceux qui s’accrochent, les concours d’orthophonie c’est “Koh-Lanta” », regrette Auriane. D’où le choix de la Belgique pour les deux jeunes filles, qui ont donc réussi à intégrer l’ULB belge, malgré la mise en place de quotas dans la filière orthophonie.

Autres cursus, même sélectivité, même recours à un système d’enseignement supérieur plus ouvert : étudiant à l’Ecole nationale supérieure des arts visuels de La Cambre, à Bruxelles, Alexandre Lorgnier, Francilien de 23 ans, a été recalé aux concours de plusieurs écoles des beaux-arts françaises avant de candidater outre-Quiévrain, où il a été retenu. Idem pour Estelle Hervot, 24 ans, titulaire d’un master 1 de psychologie à Montpellier, recalée à l’entrée du master 2 de psychologue clinicienne en France. « Il y avait 25 places pour 300 candidatures », indique-t-elle. Ses tentatives pour rejoindre d’autres universités françaises ne rencontrent pas plus de succès. « Un master 1 ne suffit pas à intégrer le marché de l’emploi, et une réorientation, après quatre ans d’études, c’est recommencer un cycle de trois années supplémentaires », observe-t-elle. Elle candidate aux universités de Mons et Bruxelles, et se voit acceptée dans les deux établissements. Mais s’interroge : « Pourquoi les enseignants belges estiment-ils que je peux devenir psychologue et pas les Français ? »

Des conditions devenues « intenables »

En Belgique, les étudiants en psychologie n’ont pas d’autre mode de sélection que la réussite aux examens pour intégrer un master, alors qu’en France, depuis 2017, une procédure de sélection intervient entre l’obtention de la licence (bac + 3) et la première année de master. Dans les universités de Liège et de Mons, le nombre d’étudiants français en psychologie a plus que doublé entre 2017 et 2018. L’Université libre de Bruxelles a, pour sa part, avant la rentrée 2018, reçu 600 demandes d’admission en master 1 de la part d’étudiants français, dont 518 se sont définitivement inscrits. Une marée française dans les amphithéâtres bruxellois.

« Nous avons subi un choc », reconnaît Arnaud Destrebecqz, doyen de la faculté des sciences psychologiques et de l’éducation de l’ULB. « Les conditions sont devenues intenables », renchérit Maxime Michiels, président de la Fédération des étudiants francophones (FEF). Dans les facultés, il manque des salles de cours, des enseignants pour les dispenser et pour encadrer correctement les étudiants dans la rédaction de leur mémoire.

Ces établissements subissent également un risque juridique. « Nos programmes de master prévoient que l’université a l’obligation légale de proposer un stage à chaque étudiant, explique Etienne Quertemont, doyen de la faculté de psychologie, orthophonie et sciences de l’éducation de Liège. Mais nous sommes en grande difficulté, car le nombre de places en stage n’est pas extensible à l’infini. Un étudiant pourrait poser un recours en argumentant qu’on ne lui permet pas de suivre une unité d’enseignement prévue à son programme. » La potion française passe mal, au pays de Gueuselambix…

Il ne s’agit pas du premier assaut d’étudiants français. En 2006, la Belgique obtenait de l’Union européenne une limitation de l’accès aux étudiants étrangers à 30 % en kinésithérapie, orthophonie et études vétérinaires. En 2012, le système a été étendu aux cursus de médecine et dentaire. Les étudiants en santé venaient en masse en Belgique, contournant les concours français, pour revenir, diplôme en poche, exercer dans l’Hexagone, laissant le voisin gérer sa pénurie de praticiens. « Pourquoi les impôts des citoyens belges paieraient-ils la formation pour des étudiants dont la France souhaite se débarrasser ? C’est une injustice absolue », tonne Maxime Michiels.

Le ministère de l’enseignement supérieur de la Fédération Wallonie-Bruxelles espère que l’Union européenne instaurera un fonds d’ajustement afin de ne pas le laisser subir et financer seul la migration d’étudiants français. En attendant, les facultés gèrent l’urgence, réorganisent les cursus, assouplissent les programmes. Arnaud Destrebecqz promet également, pour contenir le nombre d’étudiants étrangers à la rentrée 2019, « de regarder de manière beaucoup plus attentive les dossiers d’admission ». Mais pas de sélection pour les étudiants belges, promet l’enseignant : « C’est quoi, ce système où on laisse aux étudiants faire trois années d’études supérieures sans leur permettre de terminer leur formation ? Certains Etats s’occupent des premiers de cordée et les autres du reste… »

Interrogé par Le Monde sur une possible régulation du flux, le ministère de l’enseignement supérieur français botte en touche : « Les décisions prises par les pays voisins concernant leur politique d’enseignement supérieur leur appartiennent. »

Eric Nunès